Luther et Mahomet – conference du 21 septembre 2024

les textes de la conférence Luther et Mahomet

 

Les relations entre le protestantisme et l’islam de l’époque moderne, du XVI° au XVIII° siècle, ont été liées à des questions géostratégiques et à la volonté de domination de l’empire ottoman. C’est un monde de violences continues où le salut de l’âme est une question essentielle, le salut est la trame de la pensée des relations avec l’islam. L’empire ottoman est une puissance européenne du XVI° au XVIII° siècle. Ce qui est sûr, c’est que cette évolution aussi rapide qu’angoissante des ottomans en Europe ne pouvait que renforcer le sentiment de crise apocalyptique qui dominait l’Occident chrétien depuis la fin du XIVe siècle. Rappelons simplement qu’à une crise de l’espace, de subsistance et de santé (épidémies de peste, hausse de la mortalité, etc.) s’ajoute une crise religieuse fondée en partie sur la crise de l’institution ecclésiale elle-même, avec notamment le Grand Schisme période pendant laquelle deux papes règnent sur l’église catholique, l’un à Avignon, l’autre à Rome de 1378 à 1417. L’Europe d’une chrétienté triomphante en pleine expansion entre le XIe et le XIIIe siècles, n’est plus que l’ombre d’elle-même et se cherche une nouvelle identité. L’expansion ottomane renforce l’angoisse de fin des temps qui se saisit d’elle.

 

I – L’Empire ottoman : une puissance européenne du XVI° au XVIII° siècle.

La volonté hégémonique des ottomans remonte au XIII° siècle. En 1299, Osman Ier, chef des Oghouzes, qui va donner le nom d’« ottoman » à la dynastie qu’il fonde, conquiert la ville byzantine de Mocadène, actuellement en Turquie, amorçant ainsi un déclin irrémédiable de l’empire romain d’Orient.

Du point de vue de l’histoire mondiale et tout particulièrement de ces événements, la concentration de l’historiographie protestante sur les tribulations du moine de Wittenberg, pour justifier qu’elle est,  apparaît bien relative. Pour l’Europe et le Proche-Orient de 1517, c’est la chute du sultanat mamelouk et l’enlèvement du dernier calife abbasside qui ont valeur de « grand chambardement », pour reprendre l’expression de Fernand Braudel. Ces évènements confèrent une puissance, une dignité et une reconnaissance nouvelle à la dynastie ottomane, déjà auréolée de la gloire acquise avec la prise de Constantinople par Mehmed II en 1453, mais ils permettent surtout à la Sublime Porte, le nom français donné à l’empire ottoman, de rêver d’un destin plus grand encore. Sélim et Soliman n’en font pas mystère : après la conquête de la Rome orientale, l’étape suivante ne peut être que la prise de la Rome occidentale. La propagande turque se fait ainsi le relais d’une idéologie impériale justifiant tout à la fois les récentes conquêtes de la Porte et la prétention ottomane à la domination mondiale. Après tout, en s’emparant de Constantinople, le sultan Mehmed II ne s’est-il pas saisi de la dignité impériale romaine, lui qui était appelé Kayser-i Rum(«césar des Romains») et s’est fait peindre par Gentile Bellini sous les traits d’Alexandre le Grand?

Cela s’est notamment traduit par le déplacement de la capitale de l’empire en Europe en 1365 à Edirne, en Thrace. Les Balkans et la Thrace, la Bulgarie sont déjà sous l’emprise turque dès la seconde moitié du XIV° siècle.

Les actions militaires des ottomans au cours du XV° et XVI° siècles renforcent les craintes et les angoisses des chrétiens européens. Citons la défaite de Mohacs en Hongrie en 1526, le siège de Vienne en 1529, même s’il est un échec, ainsi que les conquêtes en Méditerranée… Une trêve est signée en 1533 entre Ferdinand de Habsbourg et Soliman, elle traduit la domination turque. En 1537, les tentatives ottomanes de débarquer en Italie, l’alliance avec la France contre les Habsbourg, aggravent ce sentiment de danger.

La victoire de Lépante (1571) sur les Turcs par une coalition emmenée par l’Espagne laisse penser que les ottomans sont sur le déclin. Erreur. Dès 1572, la marine ottomane défait la flotte vénitienne et reprend la Tunisie à l’Espagne de Philippe II. La prise de la Crète à la fin de la guerre de Candie (1645,1669) renforce la présence ottomane en Méditerranée. Sur terre, malgré l’accord de 1606 avec l’Autriche, les troupes ottomanes cherchent à étendre leur conquête de l’Europe. Elles sont arrêtées en 1664 à Saint Gothard en Hongrie par l’armée de Léopold I°.  Entre 1672 et 1674, les ottomans réussirent à conquérir une partie de l’Ukraine polonaise. Le lent reflux des ottomans en Europe n’intervient qu’après la défaite de Mehmed IV devant Vienne en 1683, alors qu’il était allié aux protestants hongrois.

Il faut évoquer ce moment du XVII° siècle où l’alliance entre le sultan et les protestants hongrois révoltés contre les Habsbourg amplifia l’idée qu’un complot se tramait, ourdi par Genève et Istanbul.  Après la violente répression d’une première révolte protestante hongroise par les Autrichiens (1672-1674), Imre Thököly (1657-1705), jeune noble slovaque protestant, prit la tête des kuruc, sorte de camisards à la hongroise. Allié de la Sublime Porte et de Louis XIV au moment-même où ce dernier était en train d’étouffer le protestantisme français, Thököly devint bientôt le cauchemar des Autrichiens en se taillant une principauté dans les terres autrichiennes de Haute-Hongrie (actuelle Slovaquie). En 1682, le sultan Mehmed IV le reconnut même comme prince et lui offrit sa protection en tant que suzerain. C’est pour soutenir ses alliés protestants hongrois que le Grand Seigneur entra officiellement en guerre contre Vienne, déclenchant ainsi la Grande guerre turque (1683-1699). Celle-ci devait aboutir à la défaite des armées de Mehmed IV devant Vienne, en 1683, et au lent reflux de la présence turque en Europe.

Avec le traité de Karlowitz de 1699, l’Autriche étend son emprise sur la Hongrie et la Transylvanie, tandis que la Pologne retrouvait ses territoires perdus en 1672. Quant à Imre Thököly, exclu de l’amnistie promise aux nobles révoltés, il se retira dans les territoires de l’Empire ottoman et finit ses jours à Izmit. Léopold Ier n’en était pas quitte pour autant de ses ennuis avec les protestants hongrois : le spectre d’une alliance entre protestants et ottomans continua d’alimenter les craintes autrichiennes, en particulier au moment de la révolte menée par François II Rákóczi de 1703 à 1711.

Les conquêtes ottomanes sont lues avec un prisme apocalyptique par le monde chrétien occidental aussi touché par divers fléaux. C’est dans cette ambiance d’angoisse que les Réformateurs se saisissent de la question de l’islam. La question est de savoir s’il faut ou non faire la guerre aux ottomans ou faut-il encourager un dialogue ? Faut-il partir en croisade ?

À l’époque de Luther, deux clans s’affrontent : ceux qui veulent faire la guerre, partir en croisade, et ceux qui ne le souhaitent pas comme Érasme. Pour le Réformateur, les Turcs sont le bras vengeur de Dieu, combattre les Turcs est donc combattre Dieu. Cette thèse est explicitement combattue par la bulle d’excommunication de Luther prise par Léon X en 1520. Après la victoire de Soliman sur les Hongrois en 1526, Luther infléchit sa position. Refuser la croisade ne signifie pas de refuser la guerre contre les Turcs, la question est de savoir de quelle guerre il s’agit. Le choix d’une croisade reviendrait à s’allier avec l’antéchrist qu’est le pape. Cette position contre la guerre se fait à partir du Christ mathéen (Mt 5, 39 et s.), le chrétien doit tout supporter, le bien comme le mal. Toutefois, l’empereur a le devoir de protéger son peuple. Ceci d’autant plus qu’il s’agit de ce que nous appellerions aujourd’hui d’une guerre d’agression. « Le glaive de l’empereur n’a rien à voir avec la foi » dans la mesure où « l’empereur n’est pas à la tête de la chrétienté ». Ici se trouve tracé l’application de la théorie des deux mondes de Luther, la séparation du monde divin du monde terrestre qui obéissent chacun à des pratiques différentes sous le regard de Dieu. Pour Luther, le meilleur rempart contre les Turcs demeure la repentance et la prière. L’exemple des prophètes appelant les peuples d’Israël est ici prépondérant. Son raisonnement, la grille de lecture de Luther,  se fonde particulièrement sur la lecture de Daniel et le peuple d’Israël réduit en esclavage à Babylone. Nous y reviendrons.

Mais l’angoisse liée à l’avancée ottomane n’était pas la même partout en Europe, notamment en terre protestante, comme en Angleterre ou dans les Provinces-Unies.  Les relations entre les ottomans et les européens ne s’arrêtent pas aux seuls affrontements au XVII° siècle. Des relations commerciales et culturelles sont également établies. Ainsi, l’Angleterre est tentée de s’allier avec la Sublime Porte pour contrer l’Espagne, notamment pour assurer son développement commercial par les voies maritimes. Il en est de même pour les Provinces Unies (les actuels Pays bas) qui signent des traités avec le Maroc et les ottomans au début des années 1610.  Le développement des relations de ces pays avec le monde ottoman sont des éléments qui contribuent à la création et à l’épanouissement des passions des érudits hollandais et anglais pour les mondes turc et arabe. La chaire d’arabe de Leyde, première en occident créée en 1613, en est révélatrice. De même l’étude de l’islam et de l’arabe se développent en Angleterre, notamment à Oxford, avec des enjeux économiques et politiques comparables à ceux qui président à la création de l’université de Leyde.

Portons notre regard sur les Provinces Unies. Il y existe un très grand intérêt pour le monde arabe et l’islam. Citons l’exemple d’Anna Maria van Schurman (1607-1678) qui recourt fréquemment au texte coranique afin de mieux saisir le sens des mots hébraïques dont elle pensait, comme ses contemporains, qu’ils  dérivaient de l’arabe. Sa version manuscrite du Coran vint bientôt enrichir la bibliothèque du pasteur de Hambourg, Abraham Hinckelmann (1652-1695), éditeur en 1694 d’un Coran en arabe. Par ailleurs, il n’était pas rare de voir certains théologiens calvinistes parmi les plus stricts recourir alors à leurs connaissances à propos de l’islam dans leurs réflexions théologiques ou leur écrits polémiques. Bon nombre d’auteurs demeurent alors enracinés dans une lecture avant tout chrétienne de l’Orient et plus encore de l’islam. Si on ne peut pas voir en eux des « orientalistes » en raison de leur agenda théologique, ils ne sont pas étrangers à l’émergence de la nouvelle discipline, fût-ce de manière indirecte voire involontaire.

Revenons un peu en arrière dans le temps, pour ouvrir le débat sur les influences de l’islam sur la pensée protestante d’abord en parcourant l’intérêt de Luther et Calvin pour l’islam, puis en voyant comment le protestantisme a porté la création de l’orientalisme avant d’envisager le maillage entre les deux confessions.

 

 

II – Les Réformateurs et l’islam

Luther et Calvin n’ont pas le même intérêt pour l’islam.

  1. Luther

Luther peut être considéré comme la source de différents courants de lecture de l’islam au sein du protestantisme naissant. Il se trouve notamment à l’origine d’une approche apocalyptique de l’islam et de sa manifestation qu’est l’expansion de l’empire ottoman. Une vision apocalyptique donne à des évènements une lecture de fin du monde, l’attente d’un autre monde, divin, fin du monde violente et destructrice. Ce courant prospère à la fin du XVI° malgré les critiques de Calvin.

Luther s’intéresse à l’islam dès 1520. Pour cela, il prend connaissance des textes de Riccoldo da Monte Croce (v1243-1520), Nicolas de Cues (1401-1464) et de Georges de Hongrie. Ces auteurs associent l’islam aux hérésies et dénoncent les fausses vertus des musulmans. Ils ont une vision négative de l’islam, entretenue par la peur des conquérants présents en Espagne et dans les Balkans. Ils développent un discours fondé sur l’hérésiologie, l’étude et la connaissance des hérésies, et une lecture apocalyptique des événements.

La situation géopolitique influence l’interprétation théologique de Luther dans un sens eschatologique (fin du monde) et apocalyptique (émergence du monde d’après) qui s’appuie sur les livres de Daniel et Ézéchiel. Les victoires des Turcs annoncent la fin des temps. Comme le pape, le Turc est dangereux car il ajoute aux Écritures ses commentaires. Pour lui, Il faut que les chrétiens connaissent le péril créé par l’islam afin de ne pas se laisser séduire. Les chrétiens doivent se réformer intérieurement plutôt que de lutter avec des armes contre les Turcs dont il loue le gouvernement et le sérieux des pratiques religieuses alors que l’Europe est corrompue. La connaissance de l’islam est aussi utile au combat contre le pape car ils sont l’un comme l’autre messagers de l’antéchrist. Pour Luther, l’islam, comme le papisme, valorise les œuvres extérieures plutôt que la foi et la grâce. Il reproche aussi aux musulmans la falsification des Écritures au nom du principe « sola scriptura ». Luther insiste sur les conséquences de l’absence de christologie dans l’islam qu’il juge destructrice. Il juge également le fatalisme turc en contradiction avec la doctrine de la prédestination.

Le débat autour du lancement d’une croisade pour reconquérir les terres perdues en Europe est présent partout en Europe.  Luther pense, selon son approche apocalyptique, que combattre les Turcs revient à combattre Dieu, cette dernière idée est condamnée par le pape. Cependant, l’approche de Luther est modérée par l’idée qu’il revient aux princes de défendre ses sujets.

Pour Luther, le meilleur moyen de lutter contre les Turcs sont la prière et la repentance car la guerre contre les Turcs est une guerre spirituelle dont les vrais antagonistes sont l’antéchrist et le diable. Il veut aussi apprendre aux chrétiens à ne pas succomber à la conversion à l’islam.

  1. Calvin (1536 – 1564)

Calvin plaide pour une approche historique de l’islam. L’activité de Calvin est contemporaine du règne de Soliman le Magnifique, de 1520 à 1566. Calvin porte un regard inquiet sur la conquête turque, notamment en 1544 lorsque les Turcs prennent la maîtrise du golfe de Gênes et menacent l’Allemagne ou encore lorsque la flotte turque hiverne à Toulon.

Calvin ne s’intéresse pas à la connaissance du Coran, si bien qu’il n’aide pas à la publication de la version de Bibliander en 1543. Sur le plan théologique, il ne prête pas non plus une grande importance à l’islam sauf lorsque cela assoit son argumentation. Pour lui, l’islam n’est pas une vraie foi car les Turcs ne connaissant pas la justification par la foi et donc ne savent pas s’adresser à Dieu. Il utilise aussi un argument proche avec la prédestination selon lequel Dieu ne veut pas le salut de toute l’humanité. Contrairement à Luther, il lit le livre de Daniel non comme une annonce d’une fin des temps dont l’invasion turque serait annonciatrice mais comme une invitation à garder la confiance en Dieu, toujours fiable, quelles que soient les difficultés.

À l’occasion de la publication de son commentaire du livre de Daniel, Calvin développe un argumentaire « historique » qui modifie l’approche de ce livre. Il ne faut pas l’interpréter dans l’immédiateté à l’époque du commentaire mais comme l’annonce des évènements de l’époque babylonienne et du premier siècle de l’ère chrétienne. Il tient la même approche au sujet d’Ézéchiel. Il considère que l’Église, qui succède à Israël, doit aussi affronter son antéchrist qui se manifeste par le papisme et l’islam.

Calvin utilise le débat au sujet de l’islam à des fins polémiques internes au christianisme, pour lutter contre le pape. Paul III diffuse l’opinion selon laquelle l’islam et le protestantisme sont des ennemis du Christ de la même ampleur : tous deux veulent créer une nouvelle religion ce qui signifie que le protestantisme serait une hérésie. L’une des conséquences de ces accusations catholiques est probablement la rigueur du sort que subit Michel Servet lorsqu’il dénonce le dogme trinitaire. Calvin insiste sur les liens entre la pensée de Servet et l’islam.

 

 

 

III – L’émergence des études de l’islam en terre protestante

Le protestantisme a joué un rôle majeur dans la connaissance de l’islam du XVI° au XVIII° siècle, par la traduction du Coran, avec l’émergence d’études arabes universitaires et par son questionnement au sujet de la Bible à partir de l’analyse de l’arabe et de l’hébreu. Le développement de ces études est à relier à la conclusion d’accords commerciaux et diplomatiques entre les Provinces Unies et l’Angleterre et les mondes turcs. La pensée humaniste est aussi un des fondements de ces études, notamment dans leur dimension philologique, c’est-à-dire en utilisant la science qui étudie les langues du point de vue de la grammaire et de son évolution. Les études orientalistes tendent à se détacher de la théologie, des mathématiques, notamment pour devenir une discipline à part entière. Ces études orientalistes marquent la voie suivie par l’ensemble des cursus universitaires à être autonome de la discipline impériale, la référence, qu’était la théologie.

La figure de Bibliander (vers 1504 – 1564) domine l’activité de divulgation des sources du Coran au XVI° siècle. Il publie dans des conditions polémiques le premier Coran en latin en 1543 à Bâle. Cette publication du Coran en latin est accompagnée de deux ouvrages qui constituent un « ensemble encyclopédique » selon la recherche. Cet ensemble est aussi le premier travail théologique d’ampleur au sujet de l’islam. Sa tonalité polémique est claire. Bibliander s’est attaché à diffuser un ouvrage conçu selon les principes humanistes de retour aux sources et d’analyse philologique. Cette approche humaniste du texte fondateur de l’islam est l’un des fondements du développement des études islamiques en Europe occidentale. Il est des premiers à inscrire l’histoire de l’islam dans celle de l’Église et du christianisme.

Ce mouvement pour une connaissance améliorée de l’islam se poursuit avec l’émergence d’une érudition qui puise aux textes sources de l’islam au cours du XVII° siècle. La mise en place de centres universitaires dans les Provinces Unies (les Pays-Bas) à Leyde, en Angleterre à Oxford et en Suisse à la personnalité de Heinrich Hottinger (1620 – 1667) constitue le socle de cette connaissance érudite de l’islam. L’environnement dans lequel émergent les études sur le monde arabe et sur l’univers musulman contraint fortement ses travaux. Pour se construire, les études arabisantes doivent pouvoir compter des appuis ecclésiastiques, académiques, politiques et économiques. Pour les érudits cela demande beaucoup de courage, de pugnacité alors que les études orientalistes ne sont pas considérées comme une discipline en soi mais comme relevant d’autres disciplines majeures comme la théologie, le droit ou la médecine. Par ailleurs, il existe une forte intrication entre les activités commerciales, diplomatiques et les études arabisantes dans les pays où elles se développent. Aux Pays-Bas comme en Angleterre la mise en place de relations commerciales et diplomatiques avec le monde musulman crée des conditions particulières qui orientent le travail des érudits. Les intérêts stratégiques conduisent davantage le développement des études que le souci scientifique. Prenons l’exemple de Leyde, dans les Provinces Unies.

Leyde est considéré comme « La Mecque des études arabisantes ». Son université est créée en 1575 avec pour ambition de former des pasteurs et une élite politique et économique. Les universitaires participent notamment aux mouvements d’autonomisation des études arabisantes de la théologie. Une véritable lignée d’érudits enseigne à Leyde, permettant aux études arabisantes de devenir autonomes. Citons parmi les savants qui ont conduit à cette différenciation : Franciscus Raphelengius (1539 – 1597), Joseph Juste Scaliger qui œuvre à rassembler la première bibliothèque d’œuvres en arabe en Europe (1540 -1609), Epernius (1584 -1624) qui peut être considéré comme le fondateur de la philologie arabe, Golius (1563 – 1667) qui permet à l’université de Leyde de se voir attribuer le titre de « La Mecque des études arabes ». Son œuvre marque une étape importante en détachant progressivement les études arabisantes de la théologie bien qu’il reste persuadé qu’il fallait travailler à la conversion des musulmans. Il a été le maître de nombreux érudits arabisants dont Hottinger.

Hottinger, qui est zurichois, est formé notamment par Golius à Leyde et se situe dans le prolongement de Bibliander. Pour Hottinger, comme pour Bibliander, l’islam est lié avec le mouvement anti-trinitaire antique. Sous le terme d’antitrinitarisme, on peut regrouper plusieurs tentatives, notamment dans l’Antiquité tardive, au sein de la théologie chrétienne, de refuser le dogme du Dieu unique en trois personnes (la Trinité), et donc de trouver une articulation entre les trois notions bibliques que sont Dieu (le Créateur, déjà reconnu par la tradition hébraïque dans l’Ancien Testament), Jésus (considéré comme son fils dans la tradition chrétienne, postérieure à la première) et l’Esprit Saint.

Hottinger utilise une méthode que l’on peut qualifier d’historique avec un objectif apologétique, de défense avec des arguments cohérents, visant à démontrer la nécessité de la Réforme à travers la connaissance de l’islam.

L’Angleterre est le pays des « arabic studies ». En Angleterre, les études de l’islam se développèrent aussi remarquablement au XVII° à Oxford particulièrement. William Bedwell (1561-1632) en est le précurseur. Il forma de nombreux érudits arabisants importants au XVII° dont Laud (1573-1645) qui travaille à la recherche de sources et Pokocke (1604-1691). Ce dernier vise la diffusion du savoir au plus grand nombre, et sa pensée est éloignée de celle de Luther et de Bibliander.

Deux approches se mettent en place à la fin du siècle des Réformes. Ceux qui comme Luther veulent démontrer l’incompatibilité des deux religions en argumentant sur l’absence du Christ et la corruption des Écritures dans le Coran. Ceux qui avec Bibliander, et d’une certaine manière Servet, veulent que soient prises en compte les questions que l’islam posent au protestantisme et au christianisme.

Le XVII° siècle est celui de l’émergence des études arabisantes. Des savants comme Erpenius et Pokocke ont fait évoluer profondément le regard de l’Europe savante sur l’islam. L’interrogation sur les liens entre l’arabe coranique et l’hébreu biblique par les savants protestants ouvrent un nouveau champ d’investigation : celui des rapports entre les cultures et les langues du Proche Orient.

Ces travaux et les rencontres entre les personnes des deux religions autorisent un regard différent du protestantisme et du christianisme sur l’islam et de son interprétation. Il y a d’un côté la volonté de distinguer les deux religions, de l’autre une volonté de rapprochement. La question de l’absoluité de la religion chrétienne est posée, il en est de même concernant une religion naturelle qui se développera au siècle des Lumières.

Bayle (1647 – 1706) voit dans l’islam une possibilité d’interroger l’identité protestante. Herder (1744 – 1803) s’attache à la philologie pour comprendre l’islam et marquer les différences, ces thèses ont inspiré le discours de certaines théories racistes du XIX°. Lessing (1729 – 1781) plaide pour un dialogue entre les deux religions, qui doit être sincère, qui ne conduit pas à la fusion des religions mais à l’approfondissement grâce au contact avec l’autre.

Lessing et Herder représentent deux formes de pondération des rapports entretenus par le protestantisme avec l’islam à la fin du XVIII° siècle, mais également deux modes de sortie des Lumières. Lessing incarne, la ligne de pensée qui court de Servet à Bayle. Il voit dans l’islam une forme de religion qui interroge l’identité protestante en son cœur même. Prendre au sérieux les acquis des travaux des érudits revenait à interroger ce qu’est être protestant. Cela pouvait aussi vouloir proposer une sortie à la logique confessionnelle en mettant en scène la rencontre des religions historiques, tout en recherchant ce commun à mettre en valeur.

Herder de son côté représente l’importance de la préoccupation des protestants pour la philologie et pour la compréhension de l’islam. Rappelons que cette préoccupation s’appuie sur l’importance fondamentale des textes, des textes seulement comme prescripteur de la foi. Le « sola scriptura » de Luther, par l’écriture seulement. Cependant, Herder par sa lecture culturaliste est un appui à l’essentialisation de l’islam au cours des siècles suivants, avec pour pointe l’usage qu’en feront les théoriciens de la race au XIX° siècle. La distinction religieuse entre l’islam et le christianisme devient une distinction entre deux cultures et deux peuples. Ce ne sont plus deux constructions religieuses différentes issues d’une même racine supposée chrétienne, hérétique ou orthodoxie selon les auteurs, mais deux religions inspirées par deux contextes climatiques, géographiques et culturels différents : l’Arabie, la poésie, et l’Europe, la raison. Un aparté, les travaux les plus récents, notamment l’archéologie depuis une dizaine d’année, sur les sources du Coran montrent que l’islam a une inspiration tant judaïque que chrétienne antique, notamment nestorienne pour qui le Christ à deux natures et deux personnes, une divine et une humaine distincte.

À partir de 1750 émerge une forme de condescendance face à l’islam qui va de pair avec le déclin de l’empire ottoman après la défaite infligée par la Russie de Catherine II en 1774.

L’érudition se transforme chez certains auteurs en une recherche de l’exotisme oriental. Le regard européen et protestant se fait plus curieux, plus rigoureux scientifiquement, mais aussi toujours plus discriminant. Ce regard demeure. L’approche culturaliste contemporaine qui se veut opposée à la logique universaliste coloniale plonge ses racines intellectuelles dans une pensée marquée par un penchant fortement essentialiste qui inspira par ailleurs nombre des théories racistes du XIX° et du XX° siècle.

 

 

IV – Ce que l’islam fait au protestantisme

L’islam hante la pensée protestant depuis ses origines. L’islam interroge la Réforme et ses héritiers de manière particulière. Il questionne sa logique confessionnelle. Selon les adversaires du luthéranisme et du calvinisme, le protestantisme est la confession chrétienne qui se rapproche le plus de l’islam. Au sein même de la confession protestante, les accusations de connivence avec les « mahométans » n’ont pas manqué.

Des critiques virulentes de Luther, des interrogations érudites d’Erpenius ou Hottinger, des prises de position antitrinitaire comme celle de Servet ou de la récupération déiste notamment par Lessing, toutes ces postures protestantes montrent que l’islam est révélateur d’un trouble dans la confession protestante. Il ne faut pas exclure par ailleurs que ce trouble ait contribué à accentuer les conflits confessionnels entre chrétiens. Par ailleurs, l’apparition de la confession protestante et la division de la chrétienté a pour effet de relativiser l’étrangeté de l’islam, l’hérétique – protestant ou papiste selon – apparaît comme plus étrange que le musulman.

Ce trouble est l’attestation de la présence au long cours de l’islam dans l’histoire religieuse européenne. On le voit dans les représentations artistiques, comme avec les nombreuses représentations des Turcs à Venise par Dürer ou encore son rhinocéros. Représentations qui parcourent l’histoire moderne et qui continuent à marquer nos représentations. La présence de l’islam en Europe est aussi le fait de personnes et de contacts entre musulmans et européens depuis le XVI° siècle. La rencontre des représentants des deux religions n’a pas attendu Lessing pour être mis en scène. Pour de nombreux acteurs historiques, l’islam et ses représentants ne sont pas des êtres désincarnés apparus au détour d’un ouvrage sur le « Levant ». Ils sont des personnes avec qui des contacts savants ou non ont lieu, une réalité « du dedans ». Il y a dès le XVI° siècle, rencontres, chevauchements, emprunts l’une à l’autre des cultures musulmanes et chrétiennes, protestante. Cette cohabitation a pour conséquence des lectures extrêmement diverses au sein du protestantisme. Il ne nous appartient pas de proposer ici une ou des lectures pour notre époque. Toutefois, nous pouvons dégager quelques éléments déjà effleurés.

Dès le XVI° siècle deux tendances peuvent se dégager de la lecture protestante de l’islam.

La première est une volonté claire de différentiation, ceci dès Luther sous une forme apocalyptique et théologique. En ceci, il s’inscrit dans la ligne de penseurs du moyen-âge comme Georges de Hongrie ou Joachim de Flore. Les appels du Réformateur à la connaissance du Coran comme « Texte » emporte l’émergence de l’érudition arabisante protestante. Cette émergence transforme la différentiation en un procès de l’islam, des motivations de Mohamed, de suppôt de Satan qu’il était sous la plume de Luther, il devient un imposteur pour d’autres auteurs. Ce mouvement semble impliquer, avec des auteurs comme Bayle, un mouvement de déthéologisation du propos, mouvement bien évidemment pas linéaire dans le temps.

Surtout cette volonté de différenciation à des conséquences sur le plan théologique et sur le plan exégétique et invite l’islam dans la réflexion théologique protestante.

L’approfondissement  des subtilités de l’arabe coranique apparaît comme une aide substantielle pour l’interprétation du Premier Testament, comme s’attache à le démontrer Erpenius dès le début du XVII° siècle. Cette approche est conduite grâce au travail commun d’Erpenius et d’un savant arabe dont l’histoire n’a pas retenu le nom.

Michaëlis et Herder transforment la question philologique en question linguistique. Désormais, la logique de différenciation ne repose plus tant sur l’histoire ou des textes que sur les interprétations linguistiques et culturelles. La lente déthéoligisation du discours protestant se poursuit. Il ne suffit plus de maîtriser l’arabe coranique pour comprendre l’Ancien Testament, mais de considérer la religion musulmane comme le produit d’une réalité culturelle et linguistique très différente de celle de l’Europe. Néanmoins, cette volonté de différenciation de l’islam garde des racines théologiques, la volonté de distinguer le musulman du chrétien. Encore aujourd’hui, la volonté de mettre en scène l’étrangeté des musulmans au regard des chrétiens sert de fondement à certains discours.

Dès Rousseau dans Profession de foi du vicaire savoyard (1782) l’ordre historique d’apparition des religions monothéistes explique cette volonté de différenciation. Le christianisme, s’il peut prétendre accomplir et dépasser le judaïsme, peine en revanche à intégrer l’islam dans son absoluité. Ceci d’autant plus que la religion de Mohamed est dès l’origine considérée comme une critique du christianisme. Les Lumières voient dans ce point de vue un fondement à leur vision déiste.

Il existe une seconde approche de l’islam, portée dès l’origine par Luther. En affirmant qu’il allait du salut de la chrétienté de s’intéresser au Coran et à l’islam, de considérer le Coran comme un Texte, Luther ouvre la voie à l’érudition arabisante au sein du protestantisme. Cette étude du Coran conduit à une théologie du salut plus universaliste que celle des autres Réformateurs. L’islam ressemble bien plus au christianisme que les philosophies antiques que les théologiens appellent comme référence dans leurs enseignements et valorisent dans leurs réflexions. Dès Bibliander, l’islam ressemble au christianisme parce qu’il est le fruit de multiples hérésies. Avec Servet, avec d’autres traditions notamment antitrinitaires, cette ressemblance vaut appel et entraîne l’émergence d’un regard proprement positif sur l’islam. L’islam n’est plus une hérésie, mais un mouvement de réforme du christianisme. Servet et ses épigones appellent alors à la révision de la doctrine trinitaire. Mohamed, comme Luther, fut l’initiateur d’un retour aux origines de la religion chrétienne, il n’est donc pas à exclure que la réforme luthérienne ait à s’approprier certains éléments de l’islam, sans que ce soit un appel à la conversion.

Il n’est pas besoin d’aller appeler Servet dans sa radicalité pour que les protestants plaident pour un socle commun des religions. Citons Comenius qui avec d’autres sur ce point revendique l’héritage de Calvin. Ce socle religieux commun a été combattu dès la fin des Lumières pour être remplacé par une vision essentialiste de l’islam, au nom de l’irréductibilité des cultures et partant des religions. Lessing n’a pas cessé d’affirmer que la rencontre des différences religieuses permet de mettre à jour ce socle commun, cette religion naturelle dont il fit l’espérance de l’humanité en plaidant en faveur de « ce nouvel évangile éternel » que la découverte sincère de l’islam pouvait aider à dégager. L’apport essentiel de Lessing en ce domaine est que la religion naturelle ne saurait se confesser, au risque de retomber dans la recherche de la différenciation. Rappelons que la religion naturelle, telle que Lessing et les Lumières la pense, est l’un des fondements de la désacralisation de la société et de la laïcité, autrement dit de la liberté de conscience. Pointe alors la question de savoir si la difficulté d’intégration de l’islam à la laïcité à la française dont certains se font les champions ne seraient pas à chercher dans les seules ambiguïtés de l’islam mais aussi dans la logique confessante, donc religieuse, qui anime certains apôtres de la laïcité à la française.

Enfin, le dialogue auquel nous invite Lessing ne doit pas être saisi à partir de sa dimension émotionnelle, comme pourrait nous y conduire une lecture un peu trop rapide de Nathan Le Sage. La pensée de Lessing ouvre la porte aux sentiments comme à la raison, notamment en ce qu’elle ne prétend pas gommer toutes les différences. Lessing peut nous inspirer en nous invitant à poursuivre une voie étroite, celle du dialogue sincère. Un dialogue qui laisse toute sa place à l’autre, qui place l’autre en position de force et qui le laisse parler pour que soit mis en évidence toutes les difficultés qui se présentent aux partenaires à la discussion comme il le souligne dans sa Défense de Cardan. Une telle approche suppose d’attribuer à l’autre une intention aussi bonne que celle qui nous anime et cette perspective implique préalablement une rencontre. Il s’agit de vivre finalement l’expérience de Nathan le sage, mais, et surtout, l’expérience vécue par Jean Martheilhe qui voyait en Youssouf et Aly ses frères et nos pas des « Turcs ».

L’étude de l’islam par les protestants permet l’émergence des études du monde arabisant et du Coran en Europe. Ces études ont influencé la pensée protestante en portant des réflexions sur l’universalité du salut, la déthéologisation des études universitaires et des sciences, la construction d’une approche de la différence bâtie sur le dialogue sérieux. Il ne faut pas oublier le rôle de cette connaissance du Coran dans l’interprétation de l’Ancien Testament et ainsi la mise en avant, en pratique, du principe « Sola scripturae »…

 

 

https://information.tv5monde.com/international/entre-protestantisme-et-islam-un-dialogue-qui-se-reinvente-11460

 

JEAN JACQUES DIJOUX

 

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